Le plus mauvais des calculs, celui du risque financier

L’énorme masse réglementaire de la régulation financière n’est pas gage de son efficacité. Celle-ci est toujours aussi douteuse pour une simple et unique raison : elle n’interdit pas la spéculation, et sa raison d’être se limite à amortir les chocs.

Ces dix dernières années, les régulateurs financiers du monde entier n’ont pas cessé de codifier d’innombrables dispositions réglementaires, motivés par l’idée que ce qu’ils n’avaient pas su prévenir ne devait au grand jamais  recommencer. Mais aujourd’hui l’heure est à leur détricotage, sous l’impulsion de l’administration Trump, tandis qu’en Europe leur élan est interrompu en attendant de suivre la même pente.

Il serait temps de s’interroger sur la portée de ce qui a été accompli en mettant bout à bout ce qui est connu.

Le Comité de Bâle, qui regroupe les banques centrales sous les auspices de la Banque des règlements internationaux, a édicté à destination des banques une famille de ratios réglementaires de leurs fonds propres, et imposé des coussins de liquidités absorbant le choc lorsque les échanges financiers sont gelés et qu’une crise de confiance intervient. Fort de ces dispositions, les banques doivent résister à des chocs qui sont régulièrement simulés.

Hélas, l’ensemble du secteur du « shadow banking » (la banque de l’ombre) a été laissé en jachère, et le calcul du risque des actifs inscrits au bilan des banques, élément essentiel de l’application des mesures réglementaires, est largement laissé à leur appréciation, faussant celui-ci.

Afin de ne pas avoir à procéder à des augmentations coûteuses de leurs fonds propres, les banques ne veulent pas démordre de l’emploi de modèles maison d’évaluation du risque des actifs qu’elles détiennent. Pourtant, la complaisance dont elles font preuve en réalisant cet exercice a été mise en évidence par l’Autorité des banques européennes (EBA). Celles-ci prennent comme prétexte la connaissance de leur clientèle, mais les produits financiers structurés qu’elles détiennent sont d’une telle complexité qu’ils défient toute estimation de leur risque. De surcroît, un risque suprême existe qu’elles ne sont pas en mesure de calculer : le risque systémique. Celui-ci résulte de l’enchevêtrement des engagements réciproques entre les établissements financiers.

Après de longues tractations de plus de deux ans, le Comité de Bâle a finalement accouché d’un compromis : les banques pourront continuer à utiliser leurs modèles maison pour évaluer leur risque global, mais son niveau ne pourra pas être inférieur à un seuil plancher de 72,5% calculé suivant le modèle standard du Comité. Les banques ont respiré, car une période de dix ans est prévue pour que ce mécanisme entre progressivement en application, des délais de grâce supplémentaires étant de surcroit prévisibles, le temps que les législateurs nationaux inscrivent dans la loi ou la réglementation ce qui n’est à ce stade qu’une recommandation. D’ici là, tout restera permis.

Le Groupe des gouverneurs de banque centrale et des responsables du contrôle bancaire qui supervise le Comité de Bâle, avait il y a deux ans également demandé à ce dernier de se pencher sur un sujet encore plus épineux : la détermination du risque des obligations émises par les États pour emprunter sur le marché, dont les banques sont de grandes détentrices. Ces mêmes titres sont apportés en garantie des transactions.

Les obligations souveraines représentent en effet le haut de gamme des actifs apportés en garantie, car elles sont considérées comme sans risque. Mais ce n’est qu’une convention destinée à solidifier le système ! Qu’elle ne puisse pas être abandonnée, en raison des bouleversements majeurs que cela induirait dans le système financier, explique pourquoi la dette doit être à tout prix remboursée et sa restructuration autant que possible prohibée.

N’étant pas parvenu à un consensus en son sein, vu l’enjeu, le Comité de Bâle s’est contenté de publier un simple document de discussion sur ce sujet particulièrement épineux, sans autre portée, se gardant d’entamer une consultation comme il est d’usage pour un projet réglementaire. Une phrase de son rapport résume tout l’enjeu de la réflexion engagée : « les idées exposées tendent à mettre en balance le risque prudentiel avec d’autres considérations holistiques, dont le mandat d’amélioration de la stabilité financière du Comité ».

Enfin, on retrouve cette même mesure du risque au cœur de la compensation des produits structurés. Auparavant, ils étaient dans leur grande majorité échangés de gré à gré, mais les transactions standardisées doivent désormais transiter par les services de chambres de compensation, qui fleurissent désormais, avec pour mission d’en cantonner le risque. Mais elles sont critiquées pour tout au contraire dangereusement le concentrer, à tel point qu’il a été question un moment, sans que cela ne se concrétise, de leur donner accès aux guichets de liquidités des banques centrales, comme les banques commerciales, en cas de pépin.

Les appels de marge auxquels elles procèdent, ces garanties qui doivent être apportées à une transaction, permettront-ils de résister aux chocs en leur sein ? Leur montant est calculé en fonction du risque supposé de chaque transaction, avec tous les aléas de l’exercice. Circonstance aggravante, les chambres de compensation se font concurrence entre elles et ont intérêt, pour attirer leurs clients, à en minorer le montant. Paul Tucker, l’ancien gouverneur adjoint de la Banque d’Angleterre, considère que la compensation crée au contraire le plus grand risque financier.

Pour se prémunir du risque, le monde financier dispose d’une parade, le collatéral. Ainsi sont nommés les actifs considérés comme sûrs apportés en garantie d’une transaction, ou destinés à renforcer les fonds propres « durs » des établissements financiers pour répondre à la réglementation.

Mais un problème imprévu est survenu : l’offre de collatéral ne suit pas l’accroissement de sa demande, notamment en raison du lancement des chambres de compensation, et il s’en suit un phénomène de rareté potentielle. D’autant que la convention selon laquelle les titres souverains – le nec le plus ultra du collatéral – ne sont pas porteurs de risque n’est pas éternelle… créant une situation paradoxale : plus le risque augmente au sein des chambres de compensation, moins les moyens de s’en prémunir sont disponibles.

Il faut donc ruser, et la « réhypothécation » a été inventée à cet effet. Ce mécanisme permet de garantir plusieurs transactions avec le même collatéral, au prétexte que des défauts n’interviendront pas simultanément sur celles-ci. Ce qui est vraisemblable quand tout va bien mais l’est beaucoup moins en période de crise ! Créativité oblige, de nouveaux business sont apparus sur le marché tendu du collatéral, comme le prêt rémunéré d’actifs de qualité le temps d’une transaction. Cela tient de l’acrobatie financière.

Plus le système financier se complexifie, plus il se fragilise. Et le calcul du risque devient d’autant plus improbable qu’il se prétend savant.

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